Il y a quelques temps de cela, un accident avait eu lieu au large de l’île d’Artificia. Je ne connaissais pas les détails, mais il paraît qu’il n’y a eu qu’un seul survivant. Et ce survivant était ma mission actuelle, confiée directement par l’Impératrice : je devais l’interroger. Chose qui avait déjà été faite et refaite des dizaines de fois, sans jamais obtenir aucun résultat de cette personne. Parfois, je ne comprenais pas vraiment les choix de Son Altesse Sonya. Pourquoi poursuivre un interrogatoire voué à l’échec encore et encore ? Tout ce qu’elle avait laissé entendre, c’était que cette entrevue avec le rescapé serait sans doute fort intéressante pour moi. C’est d’ailleurs cette phrase énigmatique qui m’empêchait d’entrer totalement dans un air plus que maussade. Car non seulement je devais interrompre mes recherches, mais en plus je devais retourner là-bas … A Edogrist.


Fouler à nouveau les pavés de la Promenade avait un arrière-goût amer. J’évitais autant que possible cette ville qui m’avait vue naître et grandir. Si j’y avais quelques bons souvenirs, la majorité de ces derniers restaient difficiles. Et je pouvais constater de mes propres yeux qu’en pratiquement dix ans, rien n’avait changé ici. Autant d’enfants dans les rues, l’air sale, autant de nobles à l’air dédaigneux et aux tenues plus extravagantes les unes que les autres. Un sourire ironique passa sur mes lèvres quelques secondes, puisque j’étais forcée de m’habiller comme eux. Etre représentante de l’Impératrice obligeait d’avoir une tenue correcte. Je n’étais jamais trop à l’aise dans ces grandes robes et dans ces corsets étouffants. Tout ce que j’espérais, c’était de me fondre dans cette masse hypocrite afin de ne pas avoir à faire à eux, et exécuter ma mission le plus rapidement et efficacement possible. De toute façon, je n’avais que peu d’espoir de ramener à Son Altesse un résultat différent de celui qu’elle a pu obtenir jusqu’ici …


La victime de l’accident avait été informé au préalable de mon passage, et il avait été convenu d’un point de rendez-vous près du quai émeraude. Je portais sur mon éventail le sceau de l’Impératrice, marque qui permettrait au rescapé de savoir que j’étais la personne envoyée pour l’interroger. Je devais être un peu en avance, d’ailleurs. J’observais les allées et venues des marins, pêcheurs et autres personnes de la mer. Leur rythme, lui, n’avait pas bougé d’un pouce depuis toutes ces années.  Un petit élan nostalgique me prit d’assaut, et se renforça alors que mes pas m’emmenèrent machinalement vers un petit ponton isolé. C’était ici que je me tenais lorsque j’étais plus jeune, à fixer l’horizon et me demandant si j’allais pouvoir étudier à l’Institut. Cet endroit était le témoin silencieux de mes doutes et craintes. Eh bien, moi du passé, tu peux être fière, car aujourd’hui, j’ai atteint ces objectifs. A nouveau, je me retrouvais à regarder le plus loin possible, balayant le lointain du regard, jusqu’à ce que mes yeux se posent sur Artificia. Je n’y étais jamais allée moi-même, donc je ne savais pas ce que cette île renfermait comme secret. Peut-être qu’un jour, l’Impératrice m’y enverra, qui sait …


Soudain, une présence dans mon dos me tira de ces rêveries. Je fis volte-face, observant de bas en haut la personne qui se tenait devant moi. Je n’étais pas totalement sûre à cent pourcent, mais il me semblait ressentir quelque chose de familier envers ce jeune homme, vêtu comme un pêcheur. Ce qui me fit le plus réfléchir fut ses cheveux flamboyants. De longues secondes de silence s’installèrent, tandis que j’essayais de me remémorer à qui cette tignasse pouvait bien appartenir. Un nom me revint en tête, mais en huit ans sans le revoir, il était difficile d’affirmer avec certitude si c’était bel et bien lui sans le demander directement. Tout ce que j’espérais, c’était que ce ne soit pas un admirateur ou autre qui se tenait là.


« Flyn … ? »

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Le jeune homme devant moi semblait lui aussi hésiter, comme s’il m’avait déjà vue auparavant. Nous nous étions observés pendant quelques secondes qui me parurent bien longues du fait de ce silence qui pesait entre nous jusqu’à ce que j’ouvre la bouche la première afin de m’ôter de mes doutes. Et il semblait que nous avions vu juste tous les deux. C’était donc bel et bien « le petit Flyn » comme je l’appelais à l’époque qui se tenait devant moi ! Mais cela impliquait donc qu’il était la personne à interroger … C’était donc cela que Son Altesse sous-entendait par « intéressant ». J’étais tout de même contente de revoir un visage familier, et surtout réellement amical pour une fois. Une curiosité dévorante laissa très rapidement place à ce sentiment de familiarité : mais pourquoi avait-il voulu aller sur Artificia ? Le jeune homme fit une petite courbette à mon attention, peu gracieuse mais cela importait peu. Je souris à ses quelques mots.


« A peu près huit ans, oui. C’est bon de te revoir, petit Flyn. Enfin, tu as quand même bien grandi maintenant. »


C’est sûr qu’il avait plutôt bien poussé, mais il semblait être fidèle à lui-même. Ses vêtements témoignaient que les choses n’avaient que peu changées de son côté. Mon accoutrement détonnait clairement avec le sien, ce qui me laissait un petit goût d’amertume dans la gorge. Une légère crainte pointait le bout de son nez : et si mon ascension sociale modifiait entièrement sa perception envers moi ? Je n’oubliais pas d’où je venais, bien au contraire, mais certains pouvaient voir cela comme une sorte de trahison. C’était déjà arrivé, après tout. Quand bien même nous n’étions techniquement plus égaux, je me devais de le traiter comme quelqu’un à mon niveau. Le contraire serait de la pure hypocrisie de ma part, cette même hypocrisie que j’abhorre plus que tout.


« Fais moi une faveur s’il te plaît. Tu peux laisser tomber les civilités. Je ne te suis pas supérieure, malgré mon rang. Et puis, entre nous, les mondanités m’exaspèrent. »


Je me retournais pour m’asseoir au bout du ponton, tapotant la place à côté de moi en lui lançant un regard par-dessus l’épaule en guise d’invitation. L’accident qu’il avait vécu avait particulièrement dû le traumatiser, aussi, j’allais devoir faire en sorte de le ménager, tout en remplissant mes fonctions, mais aussi ma sincère inquiétude vis-à-vis de lui et de sa famille. Tâchons donc de ne pas mettre immédiatement les pieds dans le plat … Une fois installés, je repris la parole.


« Je me souviens encore de la dernière fois que l’on s’est parlés. C’était également sur ce petit ponton, en fin de journée. Tu m’avais encouragée chaque jour, remonté le moral un nombre incalculable de fois alors que j’étais en proie au doute. Et cette fois-là, j’étais venue te dire que j’avais enfin pu m’inscrire à l’Institut. Eh bien comme tu peux le voir, j’ai réussi. Alors avant toute chose, Flyn, je voulais te remercier. Vraiment. »


Il est indéniable que le soutien altruiste de cet enfant à l’époque avait contribué à ma réussite. C’était donc la moindre des choses de le reconnaître. Je marquais une petite pause, avant de reprendre, doucement dans le vif du sujet.


« Et toi, de ton côté, quelles sont les nouvelles ? Ta petite sœur est toujours aussi adorable ? »


Une chance sur deux. Sa sœur était-elle présente lors de son accident ? Réfléchir à comment mener cette discussion était un problème épineux. Et même si Flyn était fils de pêcheur, il n’était pas stupide. Il savait la raison de ma venue ici. Tout ce que j’espérais, c’est qu’il comprenne que je n’étais pas là que pour extirper des informations d’une histoire qu’il avait raconté maintes et maintes fois à mes semblables, et que le revoir me faisait réellement plaisir.

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S’il me restait peut-être inconsciemment des doutes, sa façon de parler, d’être, tout ressemblait au Flyn que j’ai connu. Lui non plus n’était visiblement pas un grand fan de l’étiquette, et c’était tant mieux. J’avais beau être en mission et représenter l’Impératrice, il y avait des personnes à qui je refusais d’imposer cet état de fait. Et ce jeune homme que je n’ai pas revu depuis si longtemps en fait et en fera toujours partie. Ma position rendait cependant les choses délicates. Après tout, le but premier de mon entrevue avec Flyn était purement professionnel, mais j’avais envie de laisser tomber cet interrogatoire, qui risquait fort de s’avérer inutile et n’apporterait rien de plus à ce que Son Altesse savait déjà, pour le transformer en une réunion plus joviale et informelle. Mais ça, c’était impossible … C’est aussi pour cela que j’ai tenu à le remercier le plus vite possible. Quand bien même je viens du petit peuple et d’Edogrist, mes responsabilités pesaient lourdement sur mes épaules. Très, très lourdement. Réentendre à nouveau des messages de soutien faisait étrangement chaud au cœur.


« Eh bien je continuerais, dans ce cas. Tu ne seras alors pas déçu. »


De mon expérience, on se sent de plus en plus seul au fur et à mesure que l’on grimpe les échelons sociaux, du moins à Nix. A part l’Impératrice, je n’avais personne avec qui j’entretiens des relations cordiales. L’héritier me hait, et c’est réciproque. Quant à sa fiancée, son apparente candeur m’insupporte. Evidemment, ne parlons pas de ces vautours qui cherchent à me flatter, quelle que soit leur origine, famille ou profession. Je n’avais plus de famille, plus de liens amicaux si ce n’est Flyn, que je venais tout juste de retrouver. C’est aussi cette pensée qui m’avait fait me questionner sur l’état de la famille du jeune homme. Dans mes souvenirs, ils étaient soudés, s’appréciaient et se soutenaient. Sa réponse dissipa vite le sourire dessiné sur mes lèvres. Comment ça, « pas vraiment ça » ? Mille et uns scénarios se passaient dans mon esprit en cet instant. Avait-il tenté d’aller sur Artificia avec elle ? Non, impossible, les rapports certifiaient qu’il n’y avait qu’un seul survivant, et c’était Flyn. L’évidence s’imposa alors : il n’y avait qu’une personne avec qui il aurait pu naviguer : son père. Après tout, dans mes souvenirs, c’était également son mentor. Ses mots prenaient alors sens. Mon ami me rassura légèrement quant à l’état de sa cadette. Je ne savais plus trop sur quel pied danser, alors je pensais à faire un trait d’humour, mais à peine eus-je le temps de commencer à ouvrir la bouche que mon interlocuteur reprit directement, et cette fois droit dans le sujet qui fâche. Je marquais une petite pause, l’observant. J’avais l’impression qu’il souffrait de cette situation.


« Je vois. »


Qu’y avait-il à dire de plus ? Des phrases du genre « essaie encore » ou bien « fais un effort, rappelle-toi », rien de tout cela n’avait de sens. Et ce n’était certainement pas le genre de choses que j’allais dire à mon ami. Contrairement aux gardes qui avaient dû l’interroger à plusieurs reprises, son bien-être m’importait. Mais il me fallait un minimum de choses à dire à Son Altesse …


« Si absolument rien ne te revient pendant notre discussion, ne te force pas. Je me sens déjà coupable d’être dans l’obligation de te faire revivre ces moments, je n’ai pas envie que tu te blesses davantage avec ce tourment. Je suis sincèrement désolée d’avoir un mauvais rôle ... »


Cette mission aurait pu se terminer rapidement et sans encombres, mais il avait fallu que ce soit Flyn le protagoniste de cette infortune. Etre entre deux chaises, déchirée par le devoir ou l’amitié, c’était une sensation extrêmement déplaisante.


« Est-ce que tu peux me dire qui était impliqué dans ce voyage, et me parler des raisons pour lesquelles vous vouliez aller vers Artificia ? Et quelles étaient les conditions météorologiques ? »


Je serrai mon poing gauche, replié à l’intérieur de la manche de ma robe, de façon à ce qu’il ne puisse pas voir mon geste. Le grief de devoir « torturer » mon ami se faisait déjà ressentir, et il était extrêmement fort.

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